Dans le monde entier, les façades d’immeubles sont prises d’assaut par des artistes, issus pour la plupart de l’univers du Graffiti. Un mouvement international documenté pour la toute première fois par Jérôme Thomas dans un livre-film intitulé Sky’s the Limit, les peintres de l’extrême.

Pendant cinq ans, le réalisateur a suivi et interviewé les principaux acteurs du néo-muralisme, une nouvelle pratique qui change radicalement l’apparence de quartiers entiers de Paris à Montréal en passant par Le Caire.

Pour en apprendre un peu plus, rencontre avec l’instigateur de ce projet vertigineux.

Peux-tu te présenter ?

Pour ce film, dans le cadre des projections, on me présente par mon nom et mon prénom, ça fait marrer mes potes d’ailleurs. Jérôme Thomas, c’est le nom que j’ai reçu par mes parents à la naissance en 1976 à Paris dans le 14ème arrondissement, mais j’ai plus l’habitude d’utiliser des pseudonymes.

Jamer, c’est le blaze que j’ai pris en 1991 au sein de mon groupe STS. C’est en lien avec mes deux idoles d’adolescence, Jackson et Jordan. Celui qui m’a mis dans le tag, c’est ERY:2, un 4AD, TCP, MKC. C’est un pote d’enfance de mon quartier. On s’est retrouvé au lycée ensemble. Quand je l’ai vu signer une vitre du métro sur un trajet de retour, mon sort était scellé. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, j’aimerais bien le retrouver. A Hulst, y’avait aussi Honet, Crome TW et Also qui nous a présenté les SCC (1cist, Daco, Dané, Haker).

Quand je me suis mis au son et au rap, j’ai pris un autre pseudonyme, Vgtah qui m’a été donné par Dj Chrisfunk, un pote de Hifi, les deux étant des figures de mon quartier. Il m’a initié à la culture hip hop et m’a fait découvrir beaucoup de clips à l’époque où personne n’avait MTV. Ma voix lui faisait penser à Vegeta, c’est Feross qui l’a orthographié comme ça lors d’une séance d’enregistrement dans notre studio Folimer. Je rappais au sein du groupe Steus, je voulais me singulariser en changeant de voix, on disait que j’étais dingue, ça m’allait.

Deadlinz, c’est mon pseudo de compositeur de musique. En fait, chaque pseudo correspond à un espace-temps. Si on m’appelle par l’un d’entre eux dans la rue, je sais à quelle période de ma vie appartient la personne qui m’interpelle. Si quelqu’un m’appelle Jamer, je sais que c’est un pote qui me connaît depuis vingt ans.

Folistar, Folimer sont des mots qui résonnent pour peu de gens, mais c’est ce qui a forgé ma détermination et mon caractère. Mon savoir-faire vient d’un collectif, les Steus, la division rap de mon crew STS. On était trois rappeurs, 5kiem, Lao et moi. Nous étions tous beatmakers et en renfort, on avait Katre et Again qui faisaient du son, épaulés par Dj Laize et Zeor.

Folimer, c’est mon studio d’enregistrement que j’ai ouvert en 2000, il a fermé en 2007. Folistar est le nom du label dans lequel j’ai fait toutes mes sorties musiques. Les mecs de mon crew m’ont formé aux machines, on a fait un bon bout de chemin qui m’a permis de croire en nous, donc en moi.

Aujourd’hui Katre et Seth sont mes deux rescapés mais Again et 5kiem m’ont beaucoup appris sur la composition musicale et le mixage. Faire un film c’est aussi faire sa musique, j’aurais bien engagé Bill Conti ou Vladimir Cosma mais ils ne se seraient pas contentés d’un plat surgelé le midi. Toutes les prods viennent de mon Cubase, Syclone de Dyslexie m’a donné quelques instrumentales, Gero alias Gerz aussi. J’offre la bande originale de Sky’s the limit à la fin de cet article.

Côté vidéo, j’ai tourné mes premières images grâce à une caméra hi8 qu’un ex beau-père m’a offerte. Je filmais mon quotidien, le graffiti, l’écriture, les prises de tête sur les sampleurs, les concerts, les soirées. En filmant nos home-studios, j’ai documenté cette pratique pour sortir mon premier film en 2006. Les producteurs de musique sortaient de l’ombre. Pour nous, les instrumentales prévalaient sur le rappeur. On ne comprenait pas la moitié des paroles des américains, par contre la musique de Premier, RZA ou 9th Wonder nous donnait instantanément la chair de poule.

Home-Studio, The Musical Revolution m’a ouvert les portes de la télévision. Entre 2008 et 2011, je fais plusieurs 52 minutes pour Game One, payés au lance-pierre, mais je kiffais, j’avais trouvé un métier passionnant. Le documentaire est le parent pauvre du cinéma, il a pris de l’importance ces vingt dernières années, mais son économie est précaire. On fictionne le réel, on ne vend pas du rêve. Je pense malgré tout qu’à travers Sky’s the limit, mon sujet fait rêver les gens à travers l’imaginaire d’artistes bien réels.

Au quotidien, je filme beaucoup de peintures, des sessions terrain, des expos, de l’atelier. J’aimerais documenter ce mouvement le plus longtemps possible car la révolution Graffiti n’a pas fini de bouleverser ses acteurs, les institutions, et le monde de l’art.

Qu’est-ce que le néo-muralisme ?

Le néo-muralisme est une arborescence de l’art public apparu il y a moins de dix ans en France, composée essentiellement de Graffeurs qui parcourent le monde entier pour peindre des façades murales. L’explosion médiatique de la Tour13 a été un détonateur pour cette nouvelle vague initiée par Mehdi Ben Cheikh, avec le soutien du maire du 13ème, Jérôme Coumet. Précédemment, des façades d’immeubles avaient été peintes, notamment à Vitry-sur-Seine, par Da Cruz et C215. Ces peintures grands formats touchent des habitations peintes verticalement, pas des silos ou des ruines.

Mon film se concentre sur des façades géantes d’immeubles habités. C’est cette interaction entre les artistes et les habitants, qui donne son sens à la peinture : un habitant reste avec ce don de l’artiste pour au moins dix ans. Le mouvement est hétérogène, protéiforme, international, en pleine expansion. Il est en train de révolutionner l’approche de l’art par les pouvoirs publics. J’espère que d’ici cinquante ans, tous les quartiers de Paris, de banlieue et de province auront des murals.

Ce processus est inexorable même si les résistances sont nombreuses, les gens veulent de la couleur, pas de la pub. Ceux qui associent le muralisme à une compromission du Graffiti font une erreur de grille de lecture. Ce n’est pas du Graffiti à grande échelle, ce n’est pas le larbin des institutions. Historiquement, c’est un contre-sens, les muralistes mexicains se sont exilés pour continuer à peindre, c’est là qu’ils ont transmis leur savoir à des français et des américains.

C’est une peinture de résistance même si elle est moins politisée. Quand Vince peint le mural du révolutionnaire Thomas Sankara à Ivry-sur-Seine, il prolonge ce combat. Les graffeurs ne sont pas dépossédés de leur histoire ou de leur crédibilité parce qu’ils peignent légalement. Il y a eu des scandales causés par des néo-muralistes dont la peinture engagée a engendré des psychodrames. Borondo en Italie, Inti en Espagne pour les Indignés… les exemples sont légion. Et puis néo-muraliste un jour, tagueur un autre, graffeur le lendemain, consommateur d’art le week-end. Nous sommes remplis d’identités. La police de la pensée dans les rangs du Graffiti, elle a toujours existé. La jalousie, la notoriété, la compétition ou l’incompétence exacerbent forcément les tensions.

Pourquoi t’es-tu intéressé à cette pratique ?

Je fais partie d’un crew de tagueurs, les STS, originellement formé par Chok, Thom et moi. En 1995, j’ai fait rentrer Katre dans le groupe. Depuis le début, je documentais notre parcours. Un jour de Novembre 2013, il m’a appelé à la dernière minute pour filmer son intervention sur la Tour13. J’étais au placard de la télévision depuis presque trois ans, je voulais absolument donner suite à un autre documentaire sur les formes d’écritures urbaines : Traits Portraits que j’avais sorti en 2009 pour Game One, avec Marko 93, L’Atlas, Sun7, Oxmo, Seth Gueko, D’ de Kbal, 129H… Je cherchais un angle d’approche nouveau pour parler de Graffiti.

En montant sur la nacelle avec Katre qui collait son trompe-l’œil sur la Tour13, je me suis trouvé face à face avec mon sujet. J’ai découvert le terme muralisme six mois plus tard, avec un ouvrage qu’un ami m’a prêté d’Hervé Armand Béchy. C’est le seul chercheur français qui a travaillé sur le muralisme américain des années 70. Entre parenthèses, c’est une belle coïncidence que le tag apparaisse à Philadelphie en 1969 avec Cornbread pendant que William Walker peint sa première façade à Chicago, The Wall of Respect.

Après cette première rencontre avec la pratique, je me suis mis en chasse pour recueillir et interviewer tous les acteurs de cet art monumental : artistes, curateurs, galeristes, maires, habitants. Je voulais donner la parole à tout le monde et sans langue de bois, le film fait 126 minutes, on a beaucoup échangé.

Les murals m’ont fait le même effet que les premiers graffitis : si le changement d’échelle a émerveillé l’adulte, le gosse en moi a écarquillé les yeux et s’est posé beaucoup de questions. J’ai fait ce film pour transmettre mon émerveillement et répondre aux interrogations que tout le monde se pose : mais comment font-ils ?

Des questions, j’en ai d’ailleurs toujours, notamment sur la connexion entre muralistes et graffeurs dans les villes de New York, San Francisco, Berkeley ou Chicago. Ces gens ont dû se croiser, s’influencer, c’est un fait, mais je manque de témoignages sur ce point. Je prends les informations s’il y en a.

Combien de temps as-tu passé sur ce projet ?

J’ai écrit et tourné pendant 3 ans. J’ai monté pendant un an et demi, je suis en tournée de projections depuis deux ans. En tout, ça fait cinq ans que je travaille sur le film-livre qui vient de sortir. Le tournage ne s’est pas fait en continu, j’attendais les murs, je pouvais enchainer trois murals puis me retrouver en attente pendant six mois. Dans ces périodes de creux, je dérushais et je montais des capsules vidéos sur les images que j’avais rentrées en bécane. J’ai fini avec 18 terra-octets, je n’ai jamais calculé le nombre d’heures d’images, ça m’aurait donné le vertige. Avant de monter le film principal qui a trois versions, j’ai monté trois web series : une sur Marko 93 à Aulnay-sous-Bois, une sur Btoy et une sur Pantonio dans le 13ème arrondissement. Plus un film de 7 minutes sur Astro à Vitry-sur-Seine, et deux 26 minutes sur Jace à Pantin et sur Inti à Mulhouse.

Comment l’as-tu financé ?

J’ai tourné trois ans sans moyen financier, par passion, comme l’ont fait des précurseurs comme Orel avec Writers. Je me dois de parler de Marc-Aurèle Vecchione qui m’a montré la voie d’un possible que je croyais inaccessible. En 2004, Le jour ou le DVD Writers est rentré en tête de gondole à la Fnac des Champs-Élysées, j’ai halluciné. Avant même de l’avoir vu, je me suis dit : Ce gars l’a fait, comment il a fait ?

Avec la voix de Vincent Cassel, ancien tagueur, les animations de Lokiss, j’étais scotché autant par le film que par la démarche et l’aboutissement. On pouvait bricoler et se démerder pour faire de la musique, la distribuer dans le temps de la grande consommation, je venais d’apprendre qu’on pouvait le faire avec un film, next level !

Cela faisait beaucoup de travail en perspective pour mon label Folistar et moi, mais l’excitation était totale. Internet a révolutionné la manière de produire du culturel. Je me suis passé des éditeurs et des distributeurs comme j’ai fait sans producteur ni distributeur pour mon film.

Pour revenir à Sky’s the limit, j’ai lancé deux campagnes de financement participatif. La première pour financer le montage, la deuxième, deux ans après pour couvrir les frais de pressage du livre. En 2016, 226 contributeurs ont permis l’éclosion du documentaire. Je devais le leur rendre un mois après la fin de la campagne, j’ai mis un an à leur envoyer le premier jet. Puis j’ai continué à le travailler tout au long de la tournée. J’écoutais les critiques, je recevais de nouveau rushs, j’étais en plein mythe de Sisyphe.

Je me levais et je faisais du montage entre huit et douze heures par jour, sept jours sur sept, pas de vacances, juste du sport pour pas exploser en vol. C’était une obsession, je commençais le montage au réveil, encore dans le lit, le soir je repensais à un plan, à une phrase, à un artiste que je devrais déplacer ou pas… Puis, je m’endormais en rêvant de mon logiciel de montage.

En 2018, la précommande du livre a rendu possible le pressage d’un objet que je contrôlais à 100%. Katre contenait ma folie en prenant sur son temps pour faire la maquette. J’ai été voir un célèbre éditeur, il a voulu enlever des textes, ne mettre que des photos, il m’imposait une date de sortie et me proposait de récupérer 8% des recettes. J’ai pris ma maquette et mon pote sous le bras et je lui ai dit : On va faire ça nous-même.

A l’époque, j’avais fait une projection de Sky’s the limit au 104 de Radio France, grâce à Yasmina Benbekai et toute son équipe. Ils m’ont offert le magnifique ouvrage de David Delaplace : Les visages du rap. Il a tout fait lui-même. J’ai eu envie de faire pareil. Si ça ne marche pas, je n’aurai personne sur qui taper, et comme l’autoflagellation n’est pas mon truc, on va bosser, point final.

Je ne connaissais rien au monde du livre, on m’a dit : tout seul c’est mission impossible. C’est justement le sujet de mon livre : se livrer à l’impossible et improviser des réponses. Gautier de Wasted Talent nous a conseillés, drivés, aiguillés pour le choix de l’usine, les options sur le produit, verni sélectif, qualité du papier, couverture rigide, big up à lui. Tout est une question de détermination, d’énergie, de réactivité et d’amitiés, certaines galeries et libraires spécialisés soutiennent le projet.

Comment as-tu procédé pour filmer la réalisation des façades ?

C’est l’effervescence quand un camion nacelle de vingt tonnes se gare en double file et déplie son bras de quarante mètres et que l’artiste sort son rouleau minuscule pour couvrir cette surface monstrueuse. J’avais l’impression de filmer quelque chose d’exceptionnel, d’être confronté à un Styx de béton, de filmer des Don Quichotte de la peinture avec une perche en guise de lance.

J’étais autant spectateur que réalisateur, je discutais parfois plus souvent avec les habitants qu’avec les artistes qui peignaient en hauteur. Les entretiens se sont faits pour certains un an après le tournage, ce recul de l’artiste sur son travail était fructueux, on décodait mieux ce qu’on avait vécu ensemble et l’expérience accumulée se retrouvait dans l’entretien.

C’est pas du documentaire animalier : pour le tournage rien n’est mis en scène, je ne me vois pas dire à un artiste, fais-ci fais-ça. Il faut être à l’affût, fatigue ou pas fatigue, tu passes en mode sniper, surtout quand t’es sur les cimes de Paris : T’essaies de ne pas faire des plans flingués pour que ton film soit une tuerie.

Attraper des interactions entre artistes et habitants n’est pas évident, la présence de la caméra fausse tout, mais j’ai capturé quelques moments magiques où les artistes se font complimenter ou pourrir en direct. Avec Katre, on n’avait pas de conducteurs, il peignait de nuit, parfois sous une pluie glacée, je ne sais même pas comment il faisait pour s’y retrouver… avec la hauteur, le manque de recul, le temps, la fatigue, ça tient du miracle de finir dans les temps.

Pour Marko93, il avait un nacelliste, mais comme je voulais monter dans la nacelle, j’ai pris sa place. La télécommande du bras de la nacelle ne marchait pas, le conducteur ne pouvait pas nous déplacer à distance. Marko essayait de nous conduire au pied du mur, mais il galérait à comprendre les commandes. On a mis vingt minutes à faire vingt mètres. En montant, on a failli passer par dessus bord. C’était comique mais on rigolait tellement fort qu’on a déclenché une pluie de grêlons. On est redescendu manu militari en protégeant le matériel comme je pouvais dans ma doudoune. Le vent est le plus grand ennemi des nacelles, plus on monte, plus on le sent et moins on est serein. Ça peut vraiment créer des drames de ne pas respecter les consignes de sécurité.

Tout ça participe de l’aventure, on fait ce qu’on aime après tout, on en accepte toutes les contraintes.

Pour Borondo, c’était super encadré, je ne pouvais pas mettre un pied sur la nacelle, j’étais puni au sol. J’ai fixé l’appareil sur le panier de la nacelle avec le bras magique pour faire des timelapses. Le conducteur était un fonctionnaire hyper-stressé. Pour filmer le plan final, il m’a donné quarante-cinq secondes. Tu as intérêt à mettre ton égo dans ta poche et shooter efficacement parce que la nacelle, elle ne reviendra jamais. Elle coûte quatre cents euros la journée, c’est un bon business pour les loueurs.

Sur les bimas verticaux, on restait en hauteur toute la journée, le plus grand kif c’était sur la plus haute fresque d’Europe peinte par Pantónio à porte de Choisy. On mangeait, perché à soixante mètres de hauteur. La météo du mois de Mai était clémente, on conversait avec le ciel et la jungle urbaine.

Franchement, je tutoyais le bonheur tout en bossant. Sur sa fresque, niveau recul, c’était l’enfer, il n’y en avait aucun, on était collé à la paroi toute la journée. J’ai acheté un fisheye qui m’a coûté un bras pour couvrir un maximum d’espace latéral.

Je m’adapte techniquement pour rendre intelligible le travail de l’artiste. L’interview du maire du 13ème est improvisée. Je n’avais même pas les micros sans fil. Il s’est pointé au Mac Do avec son sandwich chinois, il s’est joint à nous (Stew et moi), puis on est remonté tous les trois sur la façade et je l’ai interviewé sans filet… et sans bon micro.

C’est un truc du métier, certaines personnalités, quand tu les as sous la main, il faut enclencher l’enregistrement, car tu ne les reverras peut-être jamais, ou jamais dans ces conditions. Sur les murals de Jace et Inti, je tournais des timelapses et des plans de coupe en même temps, j’ai pas d’équipe donc je confiais le matériel à des habitants. Une fois libéré de mon poste, j’allais faire des plans en grimpant sur tout ce que je trouvais, puis je les remerciais d’avoir monté la garde.

Ma hantise, c’était de faire tomber du matériel sur la tête d’un passant, une optique qui roule et tombe du 17ème étage sur la tête, c’est la mort immédiate. Je suis tête en l’air, la seule connerie que j’ai faite c’est de briser avec un bima un escabeau qui trainait au rez-de-chaussée d’un mural. Quand j’ai entendu l’énorme craquement, je me suis fait une sacrée frayeur.

Sur le mur de Stew, j’ai voulu jouer à Cliffhanger en grimpant sur les toits, sauf qu’à cinquante mètres de haut, je me suis tapé le vertige de ma vie. Les passants s’étaient transformés en fourmis et l’ascenseur n’arrivait pas jusqu’à la hauteur du toit. Il était à deux mètres en contrebas, j’ai fait une traction pour monter sur le toit, mais le retour, c’était pas la même. J’étais les pieds au bord du précipice, dos au vide et Stew a guidé mes pieds, non sans mal, jusqu’au montant métallique.

Entre l’ascenseur vertical et le mur faut savoir qu’il y a aussi un vide. D’en haut, cet espace, il ressort beaucoup plus large qu’il n’est. T’as l’impression que ton corps va tomber entre la rambarde et le mur, comme dans un cartoon. J’ai filmé cette scène. En cinq ans, c’est les seuls rushs que j’ai perdus. J’avais vraiment la rage, cela aurait fait rire tout le monde sauf ma mère ! Je me suis dépassé à filmer ces artistes qui se surpassent, car j’ai un respect infini pour eux. Ils vont là où personne n’ose aller, sur des formats inédits, dans des conditions extrêmes.

Qui sont les artistes que tu as suivis ? Pourquoi ce choix ?

Le néo-muralisme est un méta-mouvement comme le hip hop est une méta-culture. Une culture qui se nourrit de toutes les cultures, inépuisable par essence car en constant renouvellement. C’est une hydre à cent têtes, des artistes rentrent dans le circuit, d’autres disparaissent épuisés, certains collaborent. C’est bouillonnant, tout le monde veut en être, veut faire plus grand, plus de bruit pour plus de notoriété.

J’ai commencé par Katre, ensuite je n’ai fait qu’accueillir les projets qui se présentaient à moi. En 2013, ils étaient rares. J’ai suivi Inti, Vhils, Borondo, Pantónio, Julien Seth Mailland, Astro, Katre, Jace, Marko93, Btoy, Spy, Stew, MadC… J’ai fait des images d’Obey, de C215. J’ai fait tous les entretiens, j’ai croisé toutes les voix autour de mes thématiques pour essayer de donner un ensemble cohérent. Dans ce chaos organisé qu’est la réalisation d’un tel projet, j’ai eu la chance de rencontrer des artistes avec le même background Graffiti mais qui ont pris des directions artistiques différentes, des techniques et des approches diverses du mural.

Au final, dans le film, tout y passe : bombes, collages, pochoirs, assemblages, peintures phosphorescente, rouleaux, pinceaux, extincteurs.

Paris et sa banlieue drainent beaucoup d’acteurs du mouvement, des galeristes et curateurs parisiens comme Mehdi Ben Cheikh, Gautier et Mathilde Jourdain, Elise d’Art Azoï, C215. La province n’est pas en reste avec Vincent Piétri à Aurillac, Alban Morlot à Bayonne, Jérôme Catz à Grenoble, Gaetan Creste a Mulhouse. Ils se battent tous pour trouver des crédits et monter des projets de murals.

Ils ont des homologues en Pologne avec Urban Art Forms, à Kiev avec Oleg Sosnov, aux États-Unis avec Andrew Laubit, en Chine, en Egypte, en Espagne avec Arcardi Posh, en Italie avec Stefano Antonelli, au Portugal avec Lara Seixo Rodriguez, ils sont nombreux.

Il y a quelques escrocs à éviter qui détournent des fonds mais je préfère ne pas leur faire de publicité. C’est une véritable épreuve d’imposer de l’art urbain dans l’espace public. Les récupérations et les obstacles institutionnels sont nombreux, mais un à un les verrous sautent. Il faut faire attention à intégrer le tissu artistique local dans les grandes opérations de peintures murales.

Le muralisme étant une peinture contextuelle, ça serait pas mal de ne pas oublier les leçons de l’histoire. Mon plus grand regret est de ne pas avoir pu suivre Aryz, et Etam Cru, mais on les voit en images dans le film et dans le livre. Leur technique au rouleau est dingue, les couleurs employées, souvent du pastel, me séduisent tout comme le bestiaire de Roa me fascine. J’aurais voulu suivre Paradox des Berlin Kids pour le côté vandale, mais je l’ai découvert trop tard.

Des galères, des anecdotes ?

La première difficulté, c’est d’être libre et de devoir tout faire : écriture, réal, montage, musiques, étalonnage, photos, distribution du film et du livre. Je l’ai fait parce que c’était vital que je travaille, que j’exerce mon métier, sinon mentalement, je mourais. C’est la débrouille punk du hip hop. Le montage, c’est un marathon sans fin, l’étalonnage sur des écrans de merde c’est un enfer, quand tu te retrouves dans un cinéma avec le son à fond et que t’entends ton mix approximatif, tu te prends une bouffée de chaleur, t’as envie de disparaître sous ton siège. Dès que tu rentres chez toi, à Ivry-sur-Seine, tu prends une séance de mix.

Le son, tu ne peux pas tricher, si ta prise de son est saturée, elle le restera. Filmer la rue procure une sensation de liberté, mais tu as un tas de contraintes notamment sonore, même avec un micro cravate tu ne peux jamais te couper complètement du son de la rue.

L’image, tu peux la triturer, je l’ai kinescopé pour la version cinéma. J’ai transformé tous mes plans tournés en 16/9 en 22/9. Il a fallu recentrer tous les plans du documentaire. Pour certains, ce n’était pas possible donc je dupliquais l’image à gauche et à droite pour garder les proportions de hauteur et de largeur. Le changement de format m’a permis de créer des mouvements de caméras qui n’existaient pas, notamment des panoramiques verticaux. L’ironie de l’histoire c’est que lorsque Museum Tv est venue me chercher pour acheter le film, il leur fallait un format…16/9.

La pire difficulté, je pense que c’est les traductions et les sous-titres, c’est une torture de taper et placer les sous-titres sur l’image. J’ai passé des semaines à traduire la version française, puis faire la version anglaise, sur un film de 126 minutes, t’as intérêt à avoir du ravitaillement pour tenir la distance.

Beaucoup d’amis m’ont aidé sur les traductions mais aussi des relations sur Facebook. L’ironie, c’est que lorsqu’une boite de production, FastProd a fait le lien vers un distributeur international danois, il a fallu refaire tous les sous-titres via une société.

Les miens étaient collés sur la version, il faut une version nue avec des sous-titres générés par un logiciel professionnel. Lorsque cette société a commencé à critiquer mes traductions, je leur ai dit, ça parle de graffiti, la plupart des artistes ont comme moi un anglais approximatif, alors vous copiez-collez ma traduction et on avance bordel !

Concrètement, la sortie sur les plateformes digitales mondiales, Itunes, Amazon est imminente et en Svod sur Netflix, on aura la sentence bientôt.

La tournée a engendré d’autres difficultés. Les cinémas demandent des formats dont j’ignorais l’existence, les DCP. Je ne connaissais que les MP4 ou les AVI ! Au final, il y a un logiciel simple et gratuit qui te permet d’encoder ton film pour les salles obscures sans passer par des sociétés qui te font raquer un maximum.

Chaque séance dans les cinémas reste pour moi une expérience surréaliste. Les projectionnistes m’ont tout fait, j’ai quelques anecdotes croustillantes sur le sujet. Le film qui commence avec la b.o. d’un autre film, malaise, mon film qui démarre avec une image en négatif, malaise, mon film qui est lancé avec un son saturé, malaise, mon film dans une salle de médiathèque vide, malaise, mon film dans une salle de sept cents places pleines, pression, moi enfermé avec le projectionniste dans une cabine à la serrure douteuse, moi face à mes potes bourrés en projection à Chartres, une séance où je dois monter en direct le film pour qu’il passe de 90 à 52 minutes car le maire est en retard, cette fille dans le public qui demande une séance de projection privée devant ma copine, ce graffeur célèbre bourré qui dit n’importe quoi sur le film pendant le débat alors qu’il s’est barré tiser durant la projection. Ce n’est qu’un petit florilège de mes aventures.

Au final, je ne retiens que la joie des échanges et le plaisir de partager ce film avec des publics si variés et contrastés. Lorsque je me retrouve à l’affiche d’un cinéma, je regarde ces gens prendre des billets à l’entrée, puis s’acheter du pop-corn et poser leur popotin dans la salle pour mater mon film, je jubile autant que j’hallucine. Ces gens sont vraiment venus voir Sky’s the limit, ils ne se sont pas trompés de salle ?

Parler en public ne me pose pas d’angoisse particulière, je dois juste me calmer quand on me parle de Monsieur Chat. On était à Orléans et on demande pourquoi il n’y a pas monsieur Chat dans le film, je ne savais pas qu’il avait fait une façade et encore moins qu’il était originaire de cette ville donc j’ai la bonne idée de répondre avec sincérité que je n’aime pas ce qu’il fait… la moitié de la salle se met à rire et à applaudir. On parlait de ça avec Orel, il me disait que les gens réclament toujours de voir untel ou untel au casting mais :  » un film, ce n’est pas les pages jaunes, il ne faut pas confondre ce que tu as fait pour toi-même, ta technique, ta carrière et ce que tu as fait pour le mouvement. »

La nuance est vertigineuse, je trouve ça très juste, surtout dans des milieux égotripés comme le nôtre.

Autre anecdote. Le jour où je reçois les DVDs, je suis en tournée, mon voisin du dessous récupère le paquet dont j’ignore le contenu. Je rentre tard, une angine carabinée en bonus, je reçois un sms, je descends récupérer le carton. Je le pose dans la cuisine, je l’ouvre et fou de joie, je découvre les 1000 DVDs. J’ouvre quelques cartons pour faire des photos. Je me pose dans le canapé, je poste ça sur les réseaux tout heureux. Au bout de vingt minutes, je sens le cramé, je pense que ça vient du chauffage, mais non. Je me retourne, pas de feu dans la salle de bain, puis je me rends compte que j’ai posé l’énorme carton sur les plaques de cuisson, que j’ai ouvert le bouton et que ça fait vingt minutes qu’il cuit. La chaleur a percé les deux couches de carton et a eu le temps d’attaquer le plastique et tord la partie inférieure d’une centaine de DVDs. J’ai éteint les plaques n’importe comment en balançant de l’eau, ça commençait à fumer, j’ai bien rigolé.

Mourir étouffé par les vapeurs de son film, je serais peut-être devenu une légende !

Du coup l’usine de pressage n’avait pas le compte pour les livres et j’ai eu beau vérifier tous les colis que j’envoyais, certains contributeurs n’avait pas le DVD. Maintenant, ils savent pourquoi. Je tiens à rassurer tout le monde, tout ceci est rentré en ordre et chaque acquéreur du livre à son DVD.

Concernant la livraison, pour l’embarquement des trois cents premiers colis, le gars de Chronopost a cru que c’était une caméra cachée quand il a entendu le chiffre, il ne voulait pas me croire.

Il disparaît et part pleurer à son patron. Je le suis dans la rue, il est au téléphone assis dans son camion mais comme la fenêtre est ouverte, j’entends tout. Il hurle sur son patron en parlant super mal mais au bout de quelques secondes, le fixant le temps qu’il arrête son numéro, il est obligé de raccrocher et de me suivre jusqu’à mes stocks.

On va chercher les chariots remplis de livre, on sort de mon impasse et on arrive dans la rue et en descendant le trottoir, la moitié des colis tombent et bloquent la rue, les passants, les poussettes.

Chronopost, encore eux, qui envoie le livre sur des points relais à cinq cents kilomètres de distance du domicile du client ou le facteur qui plie en deux des tubes contenant des photos pour les faire rentrer dans la boite aux lettres.

Pour me venger, je crée des files d’attente sans fin à la Poste en me pointant avec mon caddie rempli à ras-bord. Que les Ivryens me pardonnent, ça ne durera qu’un temps. Bref, tout faire, c’est l’enfer, mais j’ai essayé d’en faire un paradis !

Et maintenant, c’est quoi la suite ?

Amortir les couts, vendre ce livre-film, trouver des relais de projections, faire circuler ce que j’ai appris, apprendre des échanges avec les autres. Le film ne circule que dans un microcosme pour l’instant, il doit conquérir tellement de monde, la route est longue, tous les soutiens sont les bienvenus.

J’ai écrit un documentaire, Before Street Art sur les pionniers de l’art urbain, la prod est en recherche de financement. J’ai envie d’en écrire un sur le tag aussi, sur ces implications et ces répercussions dans tous les domaines. J’adore ce vilain petit canard du Graffiti. Rien que l’histoire de la répression du Graffiti est un sujet à lui seul. De la mort de Michael Stewart tabassé par la police de New York en 1983 aux amendes records infligés en France à Darco et bien plus tard à O’Clock, See, Cokney, Mank… J’ai fini le montage d’un autre documentaire sur l’histoire de mon crew, il s’appellera Sur Toutes Surfaces ou STEUS, je ne sais pas encore, qu’est-ce que vous préférez ? C’est un film d’une heure sur le parcours d’un crew dans le milieu du hip hop, on a touché à tout sans faire recette mais l’épanouissement n’a pas de prix.

La banlieue et la province sont bien présentes dans mon film, je voulais sortir de l’artgocentrisme parisien. La province me l’a bien rendu en m’invitant 70 fois à présenter mon film, c’était un honneur à chaque fois de rencontrer les activistes locaux du graffiti ou du street art. On oublie la chance qu’on a d’avoir un grand pays avec un tissu culturel et associatif résistant à tous les assauts pour le dépareiller. Des cinémas d’art et d’essai qui présentent des films indépendants, il n’y en a pas partout.

Pour conclure, c’est un documentaire collaboratif, participatif : je voudrais surtout exprimer une reconnaissance infinie envers toutes les personnes qui ont rendu possible ce livre-film. Merci à elles, et à vous !

Le livre-film (Livre+DVD) est disponible ici.