Dans le monde de la bande-dessinée, peu d’auteurs s’intéressent au graffiti, et encore moins avec humour. A l’instar d’Ed Piskor qui décrit la naissance du mouvement hip hop à New York dans Hip Hop Family Tree, Graffitips propose en BD une vue de l’intérieur du graffiti, entre anecdotes croustillantes et trucs & astuces de graffeurs. D’abord diffusé au compte-goutte sur internet, puis publié sous la forme d’un fanzine désormais épuisé, le projet est désormais en téléchargement libre en cliquant ici.

Une initiative qui devrait faire des heureux (à condition de ne pas avoir séché les cours d’anglais) car au final, c’est aussi et surtout une véritable mine d’or pour débuter dans le graffiti tout en évitant les pièges les plus classiques.

Rencontre entre deux cases et autour de la table à dessins avec Loiq, l’auteur de Graffitips.

Est-ce que tu graffes ?

Je vais juste dire que Loiq n’est pas un blaze, mais un pseudonyme que j’utilise pour partager ma passion pour tout ce qui touche au graffiti. C’est assez important pour moi de parler ici en tant qu’auteur de BD ou illustrateur plutôt que graffeur. Je crois que si j’essayais de vendre mes dessins et BD pendant la journée tout en faisant des tags sous le même nom la nuit, j’aurais l’impression de me faire de la pub sauvage, et pas du graffiti. Le graffiti a beaucoup en commun avec la publicité mais je préfère l’en distinguer en imaginant qu’il existe pour lui-même, qu’il est une fin en soi. Bref, j’ai en effet pu peindre par le passé, mais si jamais quelqu’un voit un tag Loiq quelque part, je n’y suis pour rien.

Quel est le point de départ de Graffitips ?

C’était il y a quelques années, quand j’essayais de passer mon diplôme. Je voulais surtout éviter de parler directement de graffiti à l’école. Au delà de mon peu d’envie de devenir le tagueur de service, le graffiti ne m’a jamais semblé avoir besoin des écoles d’art, ou de n’importe quelle autre institution culturelle d’ailleurs. Je n’ai pas l’impression que les écoles d’art ont besoin du graffiti non plus. J’essayais donc de mélanger ces deux aspects de ma vie. Mais le problème, c’est que j’avais beau être en école d’art, aimer les BD et le dessin, j’étais obsédé par le graff, c’est quelque chose qui me nourrit énormément. Cette année là, j’ai fait une BD avec un personnage qui tente de voyager en trains de marchandises sans trop savoir comment s’y prendre.

Projet jamais terminé car je m’étais fixé un processus infernal : finir la moindre page me prenait des siècles. J’ai donc dû présenter cette BD inachevée, accompagnée de dessins aux décors remplis de tags et de photos d’urbex… Que des trucs qui évoquent le graffiti sans y toucher directement. Le jury m’a cerné en deux secondes, et m’a reproché de tourner autour du pot. Je me suis un peu fait incendier, mais on m’a quand même donné mon diplôme. L’important c’est que ça m’a surtout permis de réaliser que j’étais un peu con de faire des études passion qui mènent à un boulot précaire tout en me retenant de parler de ce qui m’intéresse vraiment. Je crois me souvenir qu’une des membres du jury m’a dit un truc du genre: « mais parle de graffiti si ça t’intéresse tant ! Pourquoi pas un truc qui expliquerait comment tu fais, du genre comment rentrer dans un train de marchandises.» Au final, l’idée de départ n’est même pas de moi, et je réalise en disant ça que je devrais aller la remercier.

T’inspires-tu de situations vécues ?

Je me suis nourri d’anecdotes, de vidéos, de bouquins et de conversations. Même si les trucs et astuces qu’on retrouve dans le bouquin relèvent soit du bon sens, soit d’infos qu’on peut déjà trouver sur internet, je pense qu’il est difficile d’en parler sans s’être trouvé soi-même dans ce type de situation. J’ai simplement noté des idées au fur et à mesure qu’elle me venaient. Avec du recul, je pense que cette BD est un bon moyen pour un toy d’apprendre quelque chose, mais un king pourra aimer, juste parce qu’il se reconnaitra dans différentes situations.

Et les gens qui sont en dehors de tout ça peuvent avoir un aperçu du genre de travail en amont et des choix qu’il peut y avoir derrière les graffitis qu’ils voient au quotidien. C’était important pour moi d’essayer d’employer un ton comique, ce n’est pas parce que le graffiti est illégal et compétitif qu’on doit être sérieux pour en parler : c’est une pratique qui peut souvent paraitre absurde, après tout, et je ne me suis jamais retrouvé dans la surenchère de street crédibilité qu’on voit souvent dans ce milieu. J’ai essayé d’aborder tous les aspects de la création d’un tag ou graffiti, sauf pour ce qui est du style. J’ai l’impression qu’on donne au style plus d’importance qu’il n’en a réellement.

On parle trop souvent du graffiti comme si c’était un art purement visuel, ou pire, un simple style graphique. Si on enlève ses côtés performatif, ludique, compétitif et contextuel au graffiti, on se retrouve avec une coquille vide. C’est d’ailleurs souvent la source du malentendu entre les gens qui essaient de comprendre le graff à travers le filtre de l’histoire de l’art et ceux qui en ont vraiment fait. Par exemple, c’est difficile de comprendre sans en faire que, si un throwup ressemble à un throwup, c’est parce qu’il s’agit d’occuper le plus de place, le plus rapidement, en utilisant le moins de peinture possible, tout en employant un outil qui fixe le mouvement du bras sur n’importe quel support sans même le toucher.

Comprendre les choix d’un graffeur est un exercice extrêmement subtil : il faut deviner à partir du résultat, penser aux contraintes de matériel (vol, bricolage…) et surtout prendre en compte le contexte, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Et sans doute connaître un peu les styles en graffiti, qui évoluent très rapidement et qui se répondent entre eux. Je me suis davantage concentré sur les actions nécessaires au graffiti que sur ses formes, qu’on lui connaît déjà trop. Je déteste quand on m’explique qu’il faut peindre d’une certaine façon ou sur un certain support sous peine de pas faire du vrai graff. On présente souvent le graffiti comme un truc jeune, créatif, cool et contestataire mais vu de l’intérieur, on sent bien le poids des traditions d’une école classique conservatrice. Mon angoisse, c’est justement de passer pour un de ces gardiens dogmatiques du temple, descendu sur terre pour révéler l’unique recette du graff authentique.

Quelles sont tes références ?

Je m’inspire de tout de ce qui m’entoure : j’ai un peu voyagé en France et en Europe, j’ai pas mal d’amis graffeurs. Et puis il y a internet : je suis l’actualité, je regarde des vidéos, j’achète des bouquins. Je dois regarder quelques centaines d’images de graffiti chaque jour. Forcément, ça m’influence énormément. Rien ne remplace le fait de voir un graffiti en vrai, mais de nos jours internet façonne énormément l’évolution du mouvement. c’est normal au fond : si on place la fame globale comme but ultime du graffiti, il est maintenant impossible d’y arriver sans passer par internet. Je crois qu’il n’y a que les magazines de graffiti que je ne suis pas, sans bonne raison d’ailleurs. Pour ce qui est de mes références en graff, j’en ai glissé un bon paquet dans les cases de Graffitips, d’amis, de personnes que j’ai pu rencontrer ou dont j’admirais simplement le boulot avant de finir ce projet. Pour la BD, les premiers noms qui me viennent sont Simon Hanselmann, Daniel Clowes, Katsuhiro Otomo, Moebius, Claire Bretécher, Robert Crumb, Riad Sattouf, Ed Piskor. Je lis aussi plein de blogs de BD et des webcomics depuis très longtemps, il y a des centaines d’excellentes séries en ligne, beaucoup trop pour pouvoir toutes les citer.

Tu as commencé à publier tes dessins sur Tumblr puis tu en as fait une version papier, pourquoi cette transition ?

Pour que des gens puissent découvrir ce fanzine sur l’étagère de leurs amis quand cet article sera à la page 150 de drips.fr. Le temps passe très vite sur internet, j’ai envie que ce projet dure un peu plus qu’une semaine. Du coup, j’ai mis un tiers des pages de côté et j’ai fait un crowdfunding pour l’imprimer en cent exemplaires, dont quarante avec une couverture en bâche de fret. J’ai ensuite vendu ce qui restait sur une boutique en ligne, avant de poster le reste du contenu sur Tumblr. J’en ai aussi fait un PDF pour que les gens puissent le lire confortablement et l’échanger librement. J’en ai quand même fait une réédition de cent exemplaires, que je viens de finir d’écouler. Maintenant j’arrête. C’est vraiment génial d’envoyer soi-même les enveloppes et de communiquer directement avec des gens du monde entier mais je crois que j’en ai marre de passer autant de temps à la poste. Du coup, la totalité des strips est dans le bouquin, sur le Tumblr, et dans le PDF. J’ai aussi tout mis sur instagram quand j’ai ouvert un compte, mais ça doit être horrible à lire.

Quels sont les retours de tes potes graffeurs et de tes proches sur Graffitips ?

Je n’ai eu quasiment que des bons retours de la part de mes potes graffeurs et de mes proches. Mais j’étais surtout curieux de recevoir des avis anonymes. Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que l’internet des graffeurs n’est pas toujours fan des projets artistiques qui partent du graffiti pour aller vers autre chose, surtout quand on a la prétention de vendre un produit. J’étais persuadé qu’on allait me reprocher de divulguer des « secrets » ou de raconter n’importe quoi, mais j’ai été très agréablement surpris de voir que plein de gens appréciaient. Je soupçonne que c’est parce qu’il s’agit d’une BD qui parle de graffiti. Il me semble qu’en général, les graffeurs adorent la BD : il suffit de regarder le nombre de personnages qui accompagnent les graffitis depuis le tout début du mouvement. Il y a peut-être aussi le fait que la BD, un peu comme le graffiti maintenant, est encore pas mal vue comme étant sans prétention, ce n’est pas considéré comme de l’art avec un grand A. C’est sans doute aussi un des pires moyens créatifs qu’on puisse adopter si on veut faire du fric sans rien foutre. Je n’aurais sans doute pas eu le même retour si j’avais voulu faire des toiles ou des sculptures. Et en plus, personne ne m’a encore qualifié de street artiste.

As-tu prévu une suite ?

Je n’ai jamais vraiment arrêté de noter des idées. Du coup, j’en ai déjà probablement assez pour faire un deuxième tome, mais si je le fais un jour, il aura probablement une forme très différente du premier.

Des projets ?

Je suis en train de bosser sur une autre BD. Ce n’est pas la suite de Graffitips, j’essaie plutôt de partir de toutes les contradictions et paradoxes que je vois dans ces mouvements, depuis les vandales les plus hardcore jusqu’aux acteurs de cette abomination qu’est le marché du street art. Sans prétendre apporter de solution, il me semble qu’il y a beaucoup à faire en terme de dérision. Pour l’instant, je ne m’imagine pas refaire de BD après celle-là. On verra.

Deux dessins inédits de Loiq :