A New York dans les années 90, le graffiti opère une transition radicale du métro vers la rue. Plus le temps de se poser pour des pièces élaborées, les writers peignent dans l’urgence et mettent le paquet sur les tags et leur throwup en deux couleurs. Aux côtés de Jaone et des YKK, Skuf, adepte d’un bombing agressif, est omniprésent dans la ville. Bagarres violentes et embrouilles font partie de son quotidien.

Vingt-cinq ans plus tard, entretien avec l’écorché désormais reconverti.

A quel âge t’intéresses-tu au graffiti ?

Je suis né dedans. J’ai quatre frères et sœurs, je suis le plus jeune. Mon frère aîné était un breakdancer et à cette époque le hip-hop et le graffiti étaient étroitement liés. Je me souviens que je traînais avec mon frère sur les quais de la station de métro, ses amis montraient ce qu’ils avaient vu. OE3 et P13 étaient les dieux de l’époque. J’étais très jeune, je devais avoir huit ans, j’ai tout de suite compris le concept.

Venant d’une communauté opprimée et gangrenée par la pauvreté, le graffiti rendait fier les mômes du quartier, ça nous donnait le sentiment d’être un super-héros, d’être quelqu’un. Je n’étais plus un gamin du quartier qui essayait de devenir quelque chose. Le graffiti fait disparaître tout ce qui se passe autour de toi. Ça peut te transformer en King. C’est ce que je voulais devenir, c’est le moyen que j’ai choisi pour m’évader.

Comment as-tu choisi ton alias ?

Stak FUA m’a refilé ce nom en 1991. Je ne l’ai pas choisi. C’est assez drôle, l’art imite la vie, j’ai fini par avoir toutes ces cicatrices et ces coupures suite aux embrouilles, je suis vraiment éraflé désormais (to scuff = érafler).

Le graffiti était-il important pour survivre dans le quartier ?

Pas du tout. Tout le monde s’en moquait. Je viens d’un quartier où les gens luttaient en permanence. Le crack a fait des ravages, mes cousins et les gens avec lesquels j’ai grandi n’y ont pas échappé. Ils me demandaient pourquoi je faisais de graffiti plutôt que d’essayer de faire du fric. J’ai toujours su comment transformer quinze cents en un dollar. J’ai été élevé de cette manière. Le graffiti était mal vu, je l’ai gardé secret. C’est étrange parce que dans d’autres communautés le graffiti était une fierté. Mais ce n’était pas le cas pour moi, c’était plutôt : tu vas vraiment t’embrouiller pour un truc pareil ?

Attaches-tu encore de l’importance aux embrouilles que tu as pu avoir avec d’autres graffeurs ?

Vraiment pas. Je ne m’intéresse plus du tout aux embrouilles. Je suis un adulte, j’ai une famille à nourrir. Je sais ce que j’ai accompli dans la vie. Si quelqu’un a un problème avec moi, c’est son problème. Il devrait plutôt aller consulter un psy. Pas de méprise, je ne laisserai personne lever la main sur moi. Je ne laisserai personne me rabaisser non plus, mais je ne vais pas chercher les embrouilles. Je suis père désormais. Mon gamin observe tout ce que je fais, c’est une éponge. Avoir des embrouilles pour du graffiti, c’est complètement ridicule. Mais encore une fois, je garde mon atout gangsta dans ma poche arrière, au cas ou. Ça fait partie de qui je suis.

As-tu déjà rencontré un gars avec qui tu ne pensais pas avoir autant de chose en commun, suite à des embrouilles ?

J’ai eu une grosse embrouille avec Ryno KGB dans le Bronx. C’est un de mes amis les plus proches désormais. Tout est aussi réglé avec les DMS, une des embrouilles les plus longues de l’histoire du graffiti à New York. Tout a commencé avant même que j’ai des soucis avec Skid. On parle d’une histoire vieille de trente ans, je ne sais même plus comment ça a commencé. Tout ce que je sais, c’est qu’on a toujours été en embrouille.

Là on ne parle pas seulement d’un œil au beurre noir…

C’est effectivement beaucoup plus grave que ça. Beaucoup ne le comprennent pas. Des gens sont morts pour ça. Certains ne voient plus leurs parents, ils n’ont pas d’enfants. Maintenant, ça semble plus simple, je ne ressens plus d’énergie négative émaner des graffeurs, c’est le cycle de la vie. Je pense que la violence vient de mes antécédents et de ma communauté. J’avais ce vide que je ne savais pas comment remplir. Quand je suis devenu parent, tout a changé. J’ai décidé de changer de vie, de retourner à l’université, de reprendre les études. J’ai du mal à comprendre qu’une personne de quarante ans parle encore d’embrouilles dans le graffiti.

Qui sont tes mentors ?

J’ai beaucoup appris de Stak FUA, il m’a montré les bases du graffiti. J’ai aussi beaucoup appris du galeriste Hugo Martinez concernant le business. D’un point de vue artistique, il a été le premier à me dire que j’étais un artiste. Je n’ai pas tout de suite compris, je me considérais comme un vandale. Il m’a fallu un peu de temps pour assimiler tout ça. Ket m’a pas mal aidé aussi. Mes potes aussi. Quand on était gamins, c’était la compétition entre Spot, Nox, Kez et moi, on ne se rendait pas compte qu’il y avait une audience. Cette destruction, ce style et cette violence, c’était entre nous, on ne pensait pas qu’il y avait des gens que ça intéressait.

Les graffeurs que tu cites ont de très bons handstyles, ce qui est rare de nos jours. Quelle importance a le style pour toi ?

Je griffonne. Nous sommes des gens créatifs, n’est-ce pas ? On veut faire quelque chose de nouveau, de mieux, il faut donc s’entrainer. Quelques secondes suffisent pour copier un style, alors que cela prend beaucoup de temps pour innover. Je sais d’où proviennent les styles de certains graffeurs. Mais on doit respecter celui qui en est à l’origine, qui a passé du temps à s’entrainer toute la journée pour trouver un truc différent. On doit aussi respecter ceux qui pratiquent dans la rue. Le graffiti, c’est dans la rue ou sur les trains. C’est la liberté. Si tu ne sors pas pour t’exprimer librement, si tu demandes des autorisations, c’est que tu loupes vraiment quelque chose. Je n’essaie pas de mettre en avant le vandalisme, mais je n’ai jamais demandé de permission. Pratique, perfectionne tes compétences, sois différent. N’aie pas peur de faire les choses d’une certaine manière, tant que c’est esthétiquement agréable et fais le dans la rue. C’est ce qui te rendra différent de n’importe quel individu circulant dans la rue les yeux rivés sur son iPhone.

Il y a une explosion de murs autorisés à New York en ce moment. Que penses-tu des grandes fresques de street art qui apparaissent dans ton quartier ?

J’aime l’art, c’est sympa. Mais le street art c’est du street art. Le graffiti est une culture. Il y a des règles. Du sang a été versé. Des gens vont en prison pour ça. Le graffiti change la vie des gens de manière positive et négative. Le street art ne prend pas ça en considération. Tu peins un truc sympa par dessus des tags et des throw ups parce que cela ne représente rien du tout pour toi, alors que c’est notre univers. C’est là que réside le problème. Ma manière de riposter, c’est de participer à l’écriture de livres avec lesquels ces personnes suivent leur cursus en art. Beaucoup de ces street artistes vont à l’école, ils sont éduqués, ils suivent des cours d’histoire de l’art mais apparemment, ils n’ont pas entendu parler de nous. On doit faire en sorte que les auteurs de ces livres soient issus de cette culture et qu’ils la documentent. De la même manière qu’on étudie Matisse ou Picasso. On doit écrire notre propre histoire.

En parlant de ça, en quoi consiste le projet Vandalizing Pratt qui s’est déroulé en 2016 à l’Institut Pratt ?

Dash, Dontay, Wane, Ces et Ket le modérateur, sont des gens que je connais depuis longtemps. Ils m’ont tous encadré à différents niveaux. J’ai appris d’eux, ils sont dans le business de l’art depuis longtemps. Ils évoluent dans les coulisses de l’art contemporain, de la mode, de la culture pop et du tatouage. Chacun maitrise son métier à sa manière mais ils viennent tous du graffiti. Mon objectif est de mettre en lumière ce lien, de prouver qu’on peut avoir des débouchés créatifs et positifs en venant du graffiti. J’ai vu tellement de mes potes talentueux ne pas être reconnus. Un talent qu’on ne peut pas acquérir à l’école. C’est du gaspillage. Je ne suis plus un graffeur actif mais j’aime cette culture. Cela fait de moi l’homme que je suis aujourd’hui. Je ne savais pas que c’était un exutoire créatif. Je pensais juste échapper à ma communauté. Je sais où placer mon nom, comment me faire de la pub, comment utiliser les couleurs et les polices de caractères, tellement de choses qui me permettent désormais d’en vivre.

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